Dimension perceptive dans la production
de l'environnement construit actuel
Monsieur Jean-Luc Capron
Faculté Polytechnique de Mons.
Mona Hatoum : Light Sentence, installation, 1992.
Light Sentence est une installation de Mona Hatoum datée de 1992.
La biographie de Mona Hatoum ressemble à un roman, et cela lui pose de plus en plus problème, car elle souhaite désormais, après toutes ces années de carrière et de reconnaissance artistiques, exister plus pour son travail que pour son parcours de vie. Les interviews et les essais sur son travail font en effet toujours référence à son identité, ses origines et son exil comme si ces éléments biographiques expliquaient toute son œuvre à eux seuls.
Mais peut être la majorité des journalistes et des théoriciens n’osent pas affronter son travail artistique directement, préférant les clichés identitaires et sensationnels : une artiste, femme issue d’une culture arabe, palestinienne née à Beyrouth (en 1952), qui a su imposer à son père son choix de vie, exilée involontaire (elle était à Londres quand la guerre du Liban a éclaté, et n’a pas pu rejoindre sa famille), autant d’éléments qui vont en effet nourrir une première approche de son travail, mais dont elle va progressivement chercher à s’éloigner :
Michael Archer : « Light Sentence semble être un grand refus de toute possibilité de fixer un sens particulier, de dire « c’est à propos de ça ». L’ensemble est totalement mobile : l’échelle change, la relation entre le spectateur et les élements de l’œuvre – la source de lumière et les murs de cages entre lesquels on peyt se tenir – change en permanence. La façon dont laquelle les ombres de ces cages sont jettées sur le mur par l’ampoule qui se meut lentement, les rend à la fois extrêmement menaçante et sans substance. Ce travail va dans le sens de tout ce dont nous avons parlé ensemble, et même au delà. »
Mona Hatoum : Je suis heureuse de vous entendre me dire cela, parce que la plupart des gens cherchent un sens bien spécifique, la plupart cherchant à l’expliquer par rapport à mon passé (background). Je trouve beaucoup plus escitant qu’une œuvre réverbère de nombreux sens et des paradoxes etd es contradictions. L’expliquer comme signifiant ceci ou cela va forcemment tourner à quelque chose de fixe, plutot que quelque chose sous forme de flux. Une œuvre d’art a deux aspects : l’aspect naturel, physique qui est, je pense, comme l’aspect conscient que l’artiste peut manipuler et modeler, et il y a l’aspect inconscient et culturel de l’œuvre qui est d’une grande complexité. C’est riche et plein de sens et d’associations, et il est impossible d’expliquer complètement ou de comprendre ce qui se passe au niveau du subconscient individuel ou social. Des années après avoir fait cette pièce, je trouve toujours des associations intéressantes, parfois qui me sont montrées par mes spectateurs. »
(Interview de Mona Hatoum par Michael Archer, in Mona Hatoum, Phaidon)
Au début des années 1980, au sortir de ses études à la Slade School of Art de Londres, elle apparaît au sein de la jeune scène artistique londonienne à travers des performances dans lesquelles elle va mettre en scène son corps pour aborder des problématiques identitaires, des questions sociétales, des prises de position politiques. Dans cette première période de son travail artistique, elle va en effet puiser dans sa propre expérience, dans ses propres préoccupations, la matière qui va lui permettre de créer et de rentrer en contact direct avec le public occidental, lui donnant matière à ressentir et à penser.
En tant qu’exilée, son travail va rentrer en parfaite résonnance avec les questions de racisme et d’exclusion des immigrés d’Angleterre et d’ailleurs (Them and Us and other divisions, 1984, Roadworks, 1985, Unemployed, 1986); en tant que femme issue d’une culture arabe, elle va savoir montrer avec justesse les multiples entraves faites à la liberté d’expression, qu’elle soient verbales ou corporelles (So Much I Want To Say, 1984, Matters of Gravity, 1987); en tant que spectatrice involontaire d’une guerre dont elle sera une victime psychologique, vivant dans la peur de la perte de ses parents, elle se fera l’incarnation vivante de la souffrance et de la victime de tous les conflits du monde moderne (The Negociation Table, 1983, Measures of Distance, 1988). Dans tous les cas, que ce soit grâce au contact direct à travers des performances, ou à distance par les vidéos, Mona Hatoum utilise le corps comme médium quasi exclusif de son expression plastique et cela va influencer la deuxième phase de son travail où elle va produire et utiliser des objets dans des installations.
C’est au cours de cette deuxième étape de recherche artistique, dans laquelle elle se trouve encore aujourd’hui, et ce grâce à la production d’objets et d’installations qui dialoguent directement avec le corps du spectateur, que Mona Hatoum va pouvoir prendre de la distance avec l’aspect autobiographique de ses débuts. Son corps devient absent de ses œuvres, mais c’est pour laisser la place à l’expérience de celui du spectateur. A travers la performance, elle mettait son propre corps en danger (étouffement, épuisement physique, enfermement, enveloppement, corps sans protection dans la ville). A travers ses installations elle va placer le corps du spectateur dans des situation ambigües, entre le confort de situations familières et l’angoisse d’un danger potentiel sous-jacent. De spectateur passif face à ses actions, Mona Hatoum va le transformer en acteur, souvent malgré lui.
Par exemple, l’installation The Light at the End, de 1989, va parfaitement illustrer cette évolution dans son travail : créée spécifiquement pour un espace d’exposition comportant un angle situé au bout d’un espace sombre, cette pièce composée de six éléments verticaux chauffants, produit une lumière rouge dans l’obscurité. Attirés par cette lumière, les spectateurs, en s’approchant, ressentent progressivement la chaleur augmenter, jusqu’à se rendre compte qu’ils peuvent potentiellement se brûler sur cet objet, les barres incandescentes étant espacées d’une distance permettant à une tête humaine de passer entre elles. A la fois porte et barrage, objet d’attraction et de mort, cette installation marque un tournant décisif dans le travail de Mona Hatoum qu’elle va continuer à explorer aujourd’hui.
A travers ses installations, elle aborde des thématiques diverses (l’identité féminine, la remise en question de l’intime, la religion, la mémoire personnelle et collective, l’oppression de l’individu par des systèmes aliénants…), toujours dans ces jeux d’attraction et de répulsion, de confort et d’inconfort, d’apparente simplicité qui délivre, petit à petit, la perception physique engendrant intellectuellement des effets de sens, les questionnements les plus profonds.
Light Sentence, œuvre datée de 1992, est une installation de grandes dimensions qui conjugue une grande simplicité de forme et un fort potentiel d’évocation. Cette installation voit sa forme évoluer selon l’espace où elle se trouve exposée, mais son principe et sa composition restent toujours le même. Elle est exposée en ce moment et jusqu’en septembre 2006, au centre Georges Pompidou à Paris, dans le cadre de l’exposition « Le mouvement des images, Art et Cinéma », le nouvel accrochage thématique du Musée National d’Art Moderne. C’est au cours de ma première visite de cette exposition que j’ai pu la découvrir et l’expérimenter, et c’est à la suite de cette expérimentation que j’ai décidé de la choisir comme objet d’analyse pour ce mémoire relatif à la « Dimension perceptive dans la production de l'environnement construit actuel ».
Dans les interviews qu’elles peut donner sur son travail et son itinéraire d’artiste, comme dans la monographie qui lui est consacrée aux éditions Phaidon, elle insiste fortement sur l’aspect physique de l’interaction qu’elle met en place dans ses installation, et l’importance que recouvre la dimension perceptuelle de ses œuvres :
« Depuis mes premières performances, le corps a été au centre de mon travail. (…). J’ai toujours été insatisfaite d’un travail qui n’en appelle qu’à votre intellect et qui ne vous engage pas d’une façon physique. Pour moi, l’incarnation d’une œuvre d’art se fait au sein du territoire corporel ; le corps est l’axe de nos perceptions, donc comment l’art peut-il ne pas le prendre comme point de départ ? nous sommes en relation avec l’œuvre à travers nos sens.
On expérimente une œuvre d’art physiquement.
J’aime qu’une pièce opère à la fois aux niveaux sensoriel et intellectuel.
Les sens, les connotations, et les associations viennent après l’expérience physique initiale tout comme l’imagination, l’intellect et la psyché renvoient à ce que l’on a vu. »
(Interview de Mona Hatoum par Michael Archer,
in Mona Hatoum, Phaidon, London, 1997-2003)
Le choix du travail de Mona Hatoum pour cette analyse d’une œuvre qui soit un environnement construit me semble répondre parfaitement à la fois aux problématiques abordées lors du séminaire et en même temps rentrer en raisonnance avec mes propres recherches sur le corps comme médium artistique ainsi que la dialectique de l’absence/présence, puisque le corps de l’artiste, bien qu’étant absent de l’installation, est induit dans l’œuvre par son dialogue avec celui du spectateur et expérimentateur de l’œuvre.
Grace à cette analyse de la perception de cette œuvre en tant qu’environnement construit, je vais tenter dans un premier temps de mettre au jour le flux de références et de significations qu’elle entraîne cher le spectateur, et enfin de montrer comment l’œuvre Light Sentence, en se trouvant au centre d’un autre flux qui est celui des autres œuvres de l’artiste, peut servir de point d’entrée et de lecture pour tout le travail artistique de Mona Hatoum.
Description de l’œuvre
L’installation Light Sentence, telle qu’exposée et expérimentée au centre Georges Pompidou à Paris, au Musée National d’Art Moderne, se compose d’une salle semi-fermée, d’un assemblage de casiers métalliques et d’une ampoule. Afin de permettre l’analyse perceptuelle de cette œuvre, nous allons tenter d’en faire une description la plus précise possible.
L’espace où est installée l’œuvre lui est entièrement dédié : c’est une salle semi-fermée au sens où un des quatre murs de la salle est ouvert d’une percée sans porte. Dans la situation d’expérimentation de l’œuvre, il s’agit d’une des petites salles du Musée National d’Art Moderne. Les trois autres murs de la salle sont pleins et peints de blanc. Le sol est en parquet de bois clair, et le plafond blanc ne montre aucun signe particulier. L’ouverture sans porte d’un des murs permet au spectateur qui passe dans le couloir reliant plusieurs des salles du Musée d’Art Moderne, de voir l’installation qui se trouve à l’intérieur, tout en restant à l’extérieur, ou sur le seuil de la salle.
Le spectateur a normalement le choix de rester à l’extérieur et d’expérimenter visuellement l’installation, ou d’entrer dans la salle et de l’expérimenter visuellement et physiquement. Lors du vernissage de l’exposition « Le Mouvement des Images » (DATE) où j’ai expérimenté cette œuvre pour la première fois, l’accès à l’intérieur de la salle était autorisé au public. Après plusieurs semaines d’exposition, l’accès à la salle et à l’expérimentation physique de l’œuvre sont interdits par une signalisation au sol du seuil de la salle et par un cordon de sécurité qui en empêche l’accès.
Sur des photographies représentant cette installation, on peut remarquer que les dimensions de l’espace qui l’abritent et la contiennent varient d’un lieu à un autre, transformant l’apparence globale et la perception de l’œuvre : les espaces d’exposition peuvent être plus grands (en revanche, aucune photographie ne montre cette installation dans un espace plus petit), les murs des espaces d’exposition peuvent ne pas toujours être pleins ou réguliers.
Mis en espace dans le lieu d’installation, se trouve un assemblage de casiers métalliques, tous identiques et composés de grillages d’acier. Cet assemblage de casiers est placé au centre des axes diagonaux de l’espace. Cet assemblage de (NOMBRE DE CASIERS) est disposé en « u », c’est à dire de 2 blocs de X casiers identiques, placés à la perpendiculaire d’un troisième. Ces casiers métalliques sont tous identiques, (DIMENSIONS), munis d’une porte de la même matière, toutes orientées vers l’intérieur du « u » formé par l’ensemble des casiers. Les portes des casiers sont soit présentées entrouvertes, soit largement ouvertes.
Les casiers sont disposés au centre de l’espace, de façon à ne toucher ni les murs, ni le plafond de la salle.L’espace existant entre les casiers et les murs permettent à une personne de gabarit moyen de déambuler autour de l’assemblage des casiers.
Au centre du plafond de la salle, on peut voir une ampoule électrique allumée, suspendue à un câble activé par un moteur (caché derrière une trappe très discrète dans le plafond). Ce moteur électrique fait monter et descendre très lentement l’ampoule, lui faisant faire un mouvement vertical répété toutes les X secondes. L’ampoule, se trouvant au croisement des diagonales de la salle et de l’assemblage des casiers, reste toujours à la hauteur de ces derniers, ne touchant ni le sol, ni le plafond.Seule source lumineuse de l’installation, la lumière diffusée par l’ampoule est de forte intensité et de qualité constante, mais mobile grâce au câble actionné par le moteur électrique. L’ampoule est le seul objet mobile de cette installation, produisant à la fois de la lumière dans tout l’espace, mais aussi une ombre nette et mouvante sur les murs et une partie du plafond.
Cette ombre est un autre élément mobile de cette installation, mais ce n’est pas un « objet » à proprement parlé, bien qu’elle soit de taille très importante et prenne beaucoup de place au sein de l’installation. Elle est produite par la lumière de l’ampoule, arrêtée par les casiers métalliques et se propage sur les murs blancs de l’espace d’exposition. L’ombre suit de façon inverse le sens du mouvement de l’ampoule, la vitesse de son mouvement restant constant.
Ainsi, très lentement, quand l’ampoule descend au centre de l’assemblage de casiers, l’ombre se propage verticalement vers le haut, et quand l’ampoule monte, l’ombre se propage vers le bas. Que ce soit en montant ou en descendant, l’ombre des casiers projetée sur les murs se déforme continuellement, créant des analogies déformées des casiers. L’ombre des casiers occupe tout l’espace des trois murs sans ouverture, ainsi qu’une partie du plafond, quand elle est au plus haut.
Analyse de la perception de l’œuvre
Linstallation « Lignt Sentence » de Mona Hatoum ne sollicite pas d’autres sens que la vue, celui de la perception de l’espace extérieur et celui de la position corporelle dans l’espace (extéroception et proprioception). Cette œuvre est multiple du point de vue de la perception : elle permet de multiples possibilités de perception et de lecture (sensorielles et intellectuelles) ; on peut aussi la percevoir sur le seuil en restant immobile, ou en pénétrant et en évoluant dans la salle d’exposition.
C’est une œuvre qui impose au spectateur / visiteur une perte de ses repères, au niveau de sa vision et de sa perception de l’espace, notamment dans le contraste qui s’effectue entre mobilité et immobilité : une partie est immobile (l’espace d’exposition, les casiers), une partie est mobile (l’ampoule, l’ombre des casiers sur les murs).
La perception visuelle se faisaint soit de l’extérieur, soit de l’intérieur de l’espace de l’installation, l’organisation de l’analyse de la perception de l’œuvre va se faire autour de cet axe intérieur/extérieur pour nous permettre d’explorer les associations perceptives faites par le spectateur et/ou expérimentateur de l’oeuvre.
Perception visuelle extérieure (immobile)
On peut voir immédiatement la simplicité de l’ensemble de l’installation : il ya très peu d’objet, peu d’éléments qui la composent ; la lumière très vive est immédiatement perceptible, elle fait face au spectateur, mais le mouvement de l’ampoule n’est en revanche pas immédiatement visible, en raison de sa lenteur.
Dans les premiers instants de l’appréhension de l’œuvre, on ressent surtout la violence du contraste entre la vive clarté de l’ampoule et l’obscurité de la salle, la forme des casiers et de l’ombre qui se détanchent nettement de l’obscurité grâce à la lumière. La deuxième chose que l’on perçoit très vite, ce sont les ombres et leur importance dans l’espace. Le mouvement des ombres n’est pas non plus immédiatement perceptible.
Il faut prendre le temps de s’habituer au contraste lumineux et rester immobile un certain temps (plus d’une minute) pour voir les ombres bouger, puis faire le rapprochement avec l’ampoule, et se rendre compte qu’elle bouge verticalement. Dès que le mouvemement de l’ampoule est perçu, le spectateur prend immédiatement conscience de la globalité de l’œuvre, de sa simplicité formelle, comme de l’étrange sensation que « ce n’est pas si simple », que la simplicité du procédé n’explique ni ne justifie le processus émotionnel intérieur qui s’est déclenché en lui.
Il prend alors le temps d’observer, s’arrête, revient et reste à la simplicité formelle de l’œuvre pour tout d’abord la destituer (dans son esprit, simplicité se confond alors avec simplisme) et s’éloigne ; ou alors il s’arrête et laisse le malaise s’installer pour se permettre de l’identifier et de le comprendre.
Les trois murs de casiers forment une architecture imposante dans l’espace : la place centrale et la dimension de l’ensemble (murs de casiers, ampoule électrique au bout du câble), obligent le spectateur à en avoir une perception imposante, dans la mesure où il sont imbriqués dans un espace proportionnellement légèrement plus grand que lui.
Si le spectateur se projette visuellement dans cet espace, il sent et sait que son corps va se trouver à la même hauteur que les murs de casiers. Le corps du spectateur peut donc être inclus dans l’espace de l’installation et dans l’installation elle même, l’ensemble de l’œuvre et sa mise en espace sont à échelle humaine, bien que les casiers, pris individuellement, ne puissent en aucun cas contenir un corps humain, mais plutôt celui d’un petit animal.
La disposition en « u » qui lui fait face permet au spectateur d’appréhender visuellement les casiers par la partie ouverte et de voir l’ampoule au centre, les deux « bras » lui faisant face. En voyant l’installation de cette façon frontale, la lumière est aveuglante pour le spectateur.
Le métal du grillage des casiers est lisse : il reflète la forte brillance dégagée par l’ampoule électrique et la propage sur toute la surface des grilles. La lumière vive confère aux casiers une présence aigue dans la pénombre de l’espace.
L’ampoule électrique est comme un point de lumière forte qui anime à la fois les casiers qui renvoient sa lumière, et l’ensemble de l’espace en projetant l’ombre des casiers sur les murs. L’ombre des casiers se dessine très nettement, la qualité de la lumière n’étant pas diffuse, mais très franche. Les murs sont donc « remplit » par l’ombre des casiers que l’on voit lentement se transformer si l’on prend de temps de s’arrêter pour la regarder évoluer.
L’ombre portée du grillage des casiers sur les murs est une forme en mouvement et en transformation permanente, elle ne se fixe jamais, le regard ne peut la figer, elle évolue sans cesse. Les grilles et les formes des casiers grossissant et rapetissant lentement, en permanence, l’ombre semble tourner sur elle-même. Ce mouvement presque circulaire de l’ombre sur elle-même donne l’illusion de la troisième dimension, les casiers apparaissant alors sur les murs dans leur volume qui se déploie (quand l’ampoule monte vers le plafond) puis s’ « applatit » à deux dimensions (quand l’ampoule descend vers le sol).
Après plusieurs minutes d’observation, on comprend que ces lentes transformations de l’ombre sont dues à un mouvement dans l’installation. Le regard revient à la source de l’ombre, la lumière de l’ampoule (puisque très vite le spectateur se rend compte qu’elle est l’unique source lumineuse de la pièce) et s’aperçoit qu’elle effectue un lent mouvement vertical permanent.
Le spectateur ne voit et ne garde en mémoire que la sensation provoquée par le mouvement permanent, l’envahissement irrépressible de l’espace par cette ombre des casiers qui les rendent menaçants et provoque un malaise immédiant en lui.
Le spectateur, face à l’aspect impressionnant que revêt la transformation de l’ombre sur les murs de la salle, peut être à la fois surpris de ne pas entendre de son, car on pourrait s’attendre à ce que de telles formes soient produites par un système sophistiqué (une machine électronique par exemple) ; mais aussi soulagé de comprendre qu’il ne s’agit que d’une ampoule.
Pris isolément, tous les objets qui composent l’installation sont familiers au regard et à la connaissance du spectateur, mais l’ensemble composé par Mona Hatoum crée un malaise immédiat qui entre en dialogue et en conflit avec la réassurance confortable de les reconnaître comme familiers.
Il s’agit bien de casiers métalliques, d’une ampoule électrique qui bouge et de l’ombre des casiers, mais la sensation de malaise ne disparaît pas avec la reconnaissance ou avec l’étude visuelle de l’installation.
Puisqu’il ne s’agit ni d’objets, ni de matériaux issus de la sphère de l’art, l’apparente simplicité, voire la vulgarité des éléments perçus isoléments, peut aussi créer un contraste avec le contexte du Musée ou du lieu d’exposition artistique ou culturel, pour le spectateur novice. Il rentre en contact avec ses objets du quotidien, au détour d’une salle de musée et se trouve perturbé par ce nouvel aspect étranger et menaçant qu’il y voit à ce moment là. Dans ce moment de perturbation, il ya art.
C’est dans cette confrontation entre l’aspect familier des éléments pris isolément et cette sensation de malaise produite par les effets de sens issus de l’assemblage des éléments et la mise en espace qui déclenche le processus artistique interne du spectateur.
Grace à ce processus émotionnel et intellectuel, le spectateur n’est plus simplement spectateur au sens de « regardeur » plus ou moins passif, mais il devient un spectateur d’art, acteur participant de l’œuvre : il transforme cette installation d’objets en se posant des questions, en la laissant résonner en lui émotionnellement et intellectuellement, en lui faisant faire des liens de sens, en le perdant dans les multiples références qu’elle lui impose.
Mona Hatoum piège le spectateur dans sa propre pensée, dans un riche et complexe flux d’images et de sensations avec une confondante simplicité de mise en scène, de choix d’objets et de matériaux. Tout son art réside dans l’assemblage et la présence de l’ensemble dans un contexte artistique, faisant écho aux ready-made de Duchamp.
La présence de certains objets usuels dans le contexte artistique ou muséal ayant, depuis Dada, inoculé au spectateur leur « inquiétante étrangeté », Mona Hatoum poursuit cette contamination en rendant les objets domestiques menaçants en les assemblant en œuvre d’art, pour celui ou celle qui les utilise quotidiennement et les fabrique pour son propre confort.
Perception intérieure
Quand on entre dans l’installation, on observe tout d’abord un mouvement de recul : on ressent immédiatement que ce n’est pas un espace qui a été conçu pour le bien-être physique : les matériaux sont froids (le métal, les murs nus) ou brûlants (l’ampoule électrique), aucun mobilier n’invite le spectateur à entrer ou à rester dans l’espace, la lumière est aveuglante, l’espace est dans la pénombre et l’ombre en permanente transformation se propage et se retire de façon inquiétante sur les murs.
Tous ces éléments d’inconfort sensoriels et physiques sont redoublés par le mouvement perpétuel de l’ombre sur les murs qui provoque lentement une perturbation de la perception de l’espace, une sorte de déséquilibre général du corps qui va progressivement s’installer chez la personne qui va expérimenter l’installation de l’intérieur.
Le sol et les murs sont nus, ils se confondent avec n’importe quel type d’espace d’exposition, n’importe quelle autre salle du musée. Pourtant, c’est un espace à part, un espace « autre » qui se détache du reste de son contexte par la mise en espace de l’installation, et ce avec très peu d’objets et des moyens très simples, comme nous l’avons analysé plus haut.
Durant la déambulation entre les murs de casiers et les murs de la salle, le spectateur se sent isolé du reste du Musée, complètement absorbé dans et par sa perception de l’installation, ainsi que par la sensation forte de perdre ses repères (sensoriels, physiques, intellectuels).
Lorsque l’on pénètre dans l’installation, le piège sensoriel, émotionnel et intellectuel se referme. Mona Hatoum tient le spectateur dans ses filets de sens, bien qu’en le maintenant dans un étroit couloir, et pousse plus loin son inconfort physique afin de planter plus profondément en lui les flux de signification de son œuvre.
Le « couloir » (composé par les parois extérieures des casiers et les murs de la pièce) permet de contourner les casiers. Il enferme le corps du visiteur entre la paroi pleine et aveugle du mur où est projettée l’ombre, et la grille métallique. Que ce soit d’un côté comme de l’autre, le corps du spectateur est enfermé entre deux murs de grilles, l’un bien réel, l’autre par projection.
De l’autre côté de la grille réelle des casiers se trouve la lumière aveuglante de l’ampoule qui forme le seul point de repère visuel de la déambulation (le reste, casiers et murs, étant parfaitement uniforme). Le regard ne peut échapper à la lumière de l’ampoule, le corps déambule tout autour, sans jamais entrer en contact avec elle.
La sensation d’enfermement, la lumière aveuglante de l’ampoule, le lent mouvement de l’ombre sur les murs, mais surtout la double contrainte des deux parois sur chaque côté de son corps lors de la déambulation, provoquent un stress chez chez le spectateur, voire une angoisse.
Comme nous l’avons vu, les casiers grandissents virtuellement grace à leur ombre sur le mur, prenant une taille à échelle humaine. La personne se trouvant dans l’installation est ainsi virtuellement enfermée dans celle de l’ombre en mouvement, sa propre ombre se trouvant mêlée à celle des casiers, sur le mur. De l’autre côté, le spectateur se retrouve face à la grille métallique, n’ayant pour point de repère que l’ampoule lumineuse autour de laquelle il tourne. L’ombre des casiers en rapetissant lentement créent un retour à la taille réelle des casiers, mais aussi un écrasement du corps du spectateur virtuellement enfermé qui se retrouve, face à l’ampoule littéralement « derrière des barreaux ».
Le même couloir donne aussi la sensation d’une contrainte de mouvement, de donner deux sens possibles de déambulation (par la doite ou par la gauche) mais pour aller nulle part, pour revenir toujours au même point. Il implique un sens obligatoire de circulation, et de ce fait, une sensation de monotonie qui confine à l’angoisse : on a instinctivement peur de s’y retrouver enfermé (si le 4eme mur était plein, si l ‘espace se refermait), peur de tourner en rond pour toujours, de perdre le sens du contrôle de son mouvement (au sens propre comme au sens figuré).
Cette contrainte de mouvement induit l’idée que cette ouverture donne le sens du mouvement dans l’espace, qu’elle est comme le pôle du plan au sol de l’installation, induisant le mouvement du spectateur ; alors que l’ampoule en est l’axe vertical et le pôle central du volume de l’espace autour duquel tout s’organise.
Le spectateur se retrouve dans un espace qu’il peut soit percevoir de façon objective (ceci n’est qu’une ombre, des casiers et une ampoule électrique), soit de façon plus subjective, métaphorique ou référentielle, en se voyant enfermé dans un espace muni de grillages, dont les parois se meuvent assez lentement vers le haut et vers le bas, mimant et alternant les images d’enfermement (montée progressive de l’ombre) et d’espoir de liberté (l’ombre s’abaisse).
En tout état de fait, le spectateur est « enfermé » entre ces deux perceptions objetcive et subjective, tout au long de sa déambulation dans le couloir de l’installation. Le spectateur qui expérimente physiquement cette œuvre éprouve très vite la sensation de vouloir s’échapper de cet espace, de revenir à une contemplation de l’extérieur, plus en sûreté, ou d’en fuir.
L’efficacité et la force de cette œuvre semblent provenir de son identité de « piège multiple » : piège du corps, par les casiers et l’ombre de grille sur les murs, la déambulation forcée, l’inconfort sensoriel ; piège mental par les multiples associations d’idées et le contraste entre le confort ressenti par la reconnaissance d’objets familiers et l’inconfort produit par le malaise de l’installation et sa mise en espace.
A la suite de cette approche de la perception sensoreille de l’œuvre, cette étude va tenter l’analyse des associations d’idées par la déscritption du flux sémantique provoqué par la perception de l’œuvre.
Analyse des connotations de l’œuvre
Afin d’explorer le flux de significations produits par l’œuvre Light Sentence, il semble pertinent de partir du centre spatial de l’installation, à savoir l’ampoule électrique. En effet, elle semble être non seulement le point central de l’espace autour duquel les casiers (et bien entendu l’ombre) sont organisés, mais aussi l’élément mobile qui produit la dynamique de l’ensemble de l’installation et met toute l’œuvre en sens par son mouvement vertical.
L’analyse de flux de sens va donc s’effectuer de l’ampoule jusqu’aux limites des murs de l’espace d’exposition sur lesquels l’ombre est projetée.
Nous allons aussi tenter de montrer comment ce flux de significations que cette œuvre engendre, entre en resonnance avec les autres œuvres de Mona Hatoum et créent un autre flux, celui de l’identité spécifique du travail de l’artiste.
L’ampoule
Cette ampoule électrique qui irradie l’espace d’une lumière aveuglante et surtout continue et qui effectue un mouvement vertical, peut avoir plusieurs significations, dont celle d’un soleil qui ne se coucherait jamais, et ce soleil serait alors le symbole d’un cycle circadien éternel.
Ce pourrait être un soleil qui ne se lèverait, ni ne se coucherait jamais complètement. Or, un soleil qui ne se coucherait jamais deviendrait nocif pour les êtres qui vivent sous sa lumière.Des terres brûlées, des mers asèchées, mais surtout une absence totale de repos.
La lumière permanente est d’ailleurs utilisée pour torturer de façon efficace (et pour peu d’efforts) des détenus récalcitrants ou des personnes à interroger. En les privant d’obscurité on les prive de sommeil ou on le gâche suffisamment pour affaiblir la pensée ou l’instinct de défense. A terme, le manque prolongé ou l’absence de sommeil entraîne irrémédiablement de très importants dégâts sur la santé physique et surtout mentale.
Si le soleil ne se couche pas, il n’y a ni repos, ni espoir. Car quand le soleil se couche, il donne l’espoir que le lendemain, un jour nouveau apparaisse et que les choses de la vie s’améliorent, ou prennent un autre chemin. De là la symbolique de l’aube comme signe récurrent de l’espoir et du renouveau, du cycle qui reprend sa course. Dans ce cas de l’installation Light Sentence, il est important que cette symbolique d’espoir de l’aube est d’autant plus absent que ce soleil ne se lève pas non plus complètement. Il reste éternellement entre deux états, en étant ni levant, ni couchant, mais simplement constamment présent et aveuglant.
Le temps continu de la lumière de l’ampoule comporte un sens ambigu dans la mesure où il peut à la fois signifier le confort apporté dans le quotidien par l’électricité, symbole du foyer moderne, et l’enfermement dans un espace sans lumière naturelle, donc sans ouvertures possibles vers l’extérieur. Le sens du soleil qui ne se couche jamais associé à celui d’un confort ambigu de la vie domestique oriente donc la première lecture de l’ampoule vers une signification plutôt négative.
Un des sens les plus profonds de cette ampoule au centre de l’installation est la surveillance, à travers la référence au Panoptique.
Bien que les casiers ne soient pas organisés de façon circulaire, la référence au Panoptique de Jeremy Bentham se retrouve fortement dans Light Sentence :
- un point au centre de l’espace qui irradie comme un regard, dans toutes les directions
- les casiers identiques disposés autour de ce point central irradiant
- l’irradiation constante qui parcourt toute la hauteur des casiers
- les casiers métalliques ayant une forte ressemblance avec des cellules carcérales
le Panoptique est une idée architecturale imaginée par le philosophe britannique Jeremy Bentham dans les années 1750. C’est une architecture carcérale qui devait permettre à un seul surveillant d’observer tous les prisonniers sans que ceux ci ne puissent savoir si et quand ils sont observés, créant un « sentiment d’omniscience invisible » chez les détenus.Cette idée part de l’hypothèse que lorsque quelqu’un se sent observé en permanence, il ne commet pas d’infraction et restent inoffensifs *.
« L’idée de Jeremy Bentham dérive des plans d’usine mis au point par son frère Samuel pour une surveillance et une coordination efficace des ouvriers dans les usines. Ces plans cherchaient à simplifier la prise en charge d’un grand nombre d’hommes par le moins d’employés possibles, réduisant ainsi les coûts. » (source Wikipedia)
Dans Surveiller et Punir (Gallimard, 1975), Michel Foucault va montrer comment le Panoptique, bien que non réalisé à l’époque de Jeremy Bentham malgré son assistance auprès du royaume britannique, aura des répercussions évidentes sur les architectures militaires, scolaires et hospitalières. Le Panoptique, à travers ces idées d’auto-surveillance et de contrôle par l’idée d’un regard omniscient, va préfigurer la télésurveillance et la vidéo-surveillance de notre monde contemporain.
L’ampoule de l’installation Light Sentence est comme un œil omniscient qui observe et surveille les casiers ainsi que leur contenu potentiel en permanence. Cette surveillance est sans espoir de repos ou de repli puisque les casiers sont en grillage. La lumière les traverse complètement, ne laissant aucune zone dans l’ombre. La différence entre cet œil aveuglant et le gardien du Panoptique, est que cette lumière est aveuglante, donc plus douloureuse encore qu’un regard humain, plus intrusive, plus agressive.Par le biais de cette simple ampoule, Mona Hatoum rend compte de notre position de citoyen dans un monde contemporain qui nous contraint à une surveillance permanente dont nous perdons la conscience. C’est une souffrance permanente, une torture de chaque instant qui nous pousse à une réelle auto-discipline, à un contrôle de nos comportements.
Dans d’autres œuvres de Mona Hatoum il est aussi question d’une source de contrainte qui pousse le spectateur à se poser des questions sur son propre confort, sa propre liberté dans une société de protection et de surveillance liberticides. Certaines de ces œuvres utilisent directement la lumière ou l’ampoule électrique ou bien traitent de la surveillance par le biais d’autres outils, notamment la vidéo, afin d’exprimer le regard pénétrant et intrusif dans la vie ou dans le corps de l’individu.
Untitled (1979) est une composition d’objets du quotidien, électrifiés les uns aux autres, par conduction, au bout de laquelle une ampoule s’allume.
Current Disturbance (1996) est une installation composée de casiers de bois, d’un grillage de fer, et d’ampoules à variation de lumière qui crépitent. Ultérieure à Light Sentence, elle reprend les significations de celle-ci en insitant sur la dangerosité de l’élècrticité placée dans chacune des cages.
So much I want to say (1983). Dans cette vidéo, on peut voir le visage de Mona Hatoum occulté en partie et contraint par les mains d’un homme qui l’empêche de parler. Tout au long de la vidéo, on assiste à un combat physique entre les mains de l’homme et celles de l’artiste qui tente de se dégager de leur emprise.
Variation on Discord and Divisions (1984). Lors de cette performance, l’artiste a la tête recouverte d’une cagoule de tissu noir qu’elle découpe à l’aide d’un couteau, au niveau des yeux et de la bouche.
Don’t Smile, You’re on Camera (1980). Cette performance effectuée en public est un dialogue entre l’artiste et les spectateurs, par le biais d’une caméra et d’un mixeur d’images.Elle pointe la caméra vers le corps des spectateurs et le moniteur leur renvoit une image d’intérieurs de corps, leur montrant ce qu’ils imaginent être leur propre squelette.
Matters of Gravity (1987). Dans cette performance et installation, l’artiste est enfermée dans une cellule, avec le minimum vital. Le spectateur peut l’observer à travers un œilleton qui la montre vue de dessus alors qu’elle est sur le même plan que lui. Le spectateur devient par ce regard, voyeur de son enfermement et un gardien complice.
Corps Etranger (1994). Dans cette installation composée d’un double espace circulaire et d’une projection vidéo au sol au centre de l’espace, on peut assister au parcours d’une caméra endoscopique dans le corps de l’artiste. On voit ainsi l’intimité organique de l’artiste, l’intérieur même de sa chair. Le regard du spectateur effectue une plongée visuelle dans ce corps et devient ce « corps étranger » du titre, qui le pénètre.
La lumière est utilisée par Mona Hatoum comme un signe de la présence d’un danger mortel. C’est le signe de la présence de l’électricité comme danger invisible mais très présent. C’est aussi le symbole ambigu de la vie domestique, du confort domestique moderne qui recèle une surveillance accrue et une absence de liberté.
Que ce soit dans la vie sociale, la vie familiale ou la vie corporelle, Mona Hatoum tisse à travers ses œuvres un discours récurrent sur la surveillance et l’angoisse engendrée par la privation de liberté, notamment celle de l’expression individuelle et de l’intimité corporelle.
* « la morale réformée, la santé préservée, l’industrie revigorée, l’instruction diffusée, les charges allégées, l’économie fortifiée – le nœud Gordien des lois sur les pauvres non pas tranché mais dénoué – tout cela par une simple idée architecturale. » Jeremy Bentham, Le Panoptique (Panopticon), 1750.
(Bentham, Jeremy, Panopticon, in Miran Bozovic (ed.) : The Panopticon Writings, London, 1995)
Les casiers
Dans l’installation Light Sentence les casiers sont vides et c’est l’imagination du spectateur qui remplit les cages d’êtres potentiels (animaux, humains, entités abstraites).
Chacun des casiers correspond (par sa forme, sa taille et son matériau) aux standards des casiers utilisés pour le transport et l’enfermement des animaux ( animaux domestiques, animaux d’élevage, animaux de laboratoire, animaux sauvages capturés…).
Ce format de cage correspond plutôt à des animaux de petite taille : petits mais certainement pas inoffensifs car on a eu besoin de construire les cages dans une matière suffisamment solide pour éviter la destruction des barreaux et l’évasion de ses occupants (ronger les barreaux, les casser par la force des pattes, ou par la projection du corps sur les parois). Il s’agirait donc plutôt de petits animaux sauvages, naturellement libres (donc non domestiques, non domesticables) ayant un fort instinct de liberté.
Dans l’installation, les casiers sont vides : les animaux se sont peut être enfuit ou bien ces cages attendent d’être remplies. Une autre lecture possible serait que ces cages soient remplies de potentialités, par la simple présence du vide. On peut tout y enfermer, ce sont les symboles même de l’enfermement, une répétition du signe « cage » pour qu’il soit parfaitement identifié et envahissant, tant dans l’espace que dans la pensée du spectateur.
Pour reprendre l’idée du foyer moderne évoqué par l’ampoule, les cages peuvent aussi symboliser des maisons, des habitats pré-formatés et identiques, comme dans les grands ensembles urbains qui créent à la fois une grande promiscuité et une grande solitude.
Considérés au moment de leur invention comme un signe de progrès social (répondant aux utopies politiques et architecturales qui ont accompagné l’essor de l’industrie au XXe siècle, et faire face aux besoins de logement des nouveaux arrivants), ces grands ensembles (les « barres » posées dans les périphéries des grandes villes) sont aujourd’hui le reflet de l’injustice et de l’exclusion sociales.
Il s’agit d’espaces « communautaires » où les habitants se retrouvent isolés les uns des autres, car même si il y a une proximité physique entre les habitants potentiels de ces habitats, ils restent tous isolés dans l’espace qui leur est assigné, leur petite boîte normée de vie.
Les casiers à barreaux métalliques, tous identiques, accumulés de la sorte peuvent aussi représenter la prison, l’espace carcéral qui prive de toute liberté, de mouvement et d’espoir les êtres qui y sont enfermés.
Mais ces cages munies de portes peuvent aussi être celles de la pensée : l’esprit humain est alors montré là comme un ensemble de cases à remplir, elles sont vides mais restent ouvertes pour être occupées.
L’artiste reprend à travers cette œuvre l’ambiguité et la dangerosité de projets utopiques fondés sur un progrès social, comme le Panoptique ou les grands ensembles architecturaux.Les deux ont été pensé au départ dans le but d’améliorer une situation sociale ou économique (économie dans la gestion des prisons, recherche de l’efficacité maximale par l’auto-discipline des prisonniers, amélioration de l’habitat des ouvriers, rapprochement des travailleurs de l’usine…), mais les deux revêtent une autre réalité qui est celle de la perte d’une forme de liberté et de la remise en cause de l’identité individuelle. Les deux créent un bouleversement profond de la place de l’humain pour « son bien ».
Dans beaucoup de ses œuvres, Mona Hatoum traite de la violence passive et quotidienne, notamment à travers l’image du foyer ou de la maternité. Au delà du confort apparent que peuvent revêtir une maison, un cadre familial ou l’attention d’une mère, l’artiste met le spectateur en face d’ambiguités sous-jacentes.Elle montre souvent la vie domestique comme une prison, les femmes étant les premières victimes d’un esclavage que les gadgets modernes rendent plus doux mais non moins réels (voire d’autant plus efficace que la prison est dorée et confortable). Il en est de même pour l’instinct ou l’amour maternel qu’elle montre souvent comme dangereux, voire mortifère.
Elle critique là un présupposé profondément ancré dans nos civilisations, celui de l’amour maternel indéfectible et positif.Elle le montre ambigu, violent, littéralement « coupant ». Au delà des hypothèses autobiographiques invérifiables, il faut aller interroger la psychanalyse pour comprendre le parti prit par Mona Hatoum : si l’amour maternel est excessif, il est en effet mortifère, dans le sens où l’enfant ne peut grandir qu’en sortant de sa protection. Si le réflexe de protection dure trop longtemps, c’est toute la vie psychique de l’enfant qui est en danger.
Dans les deux cas, vie domestique ou enfance surprotégée, Mona Hatoum aborde des thématiques qui nous pousse à remettre en question des clichés sociaux et culturels très profondément ancrés qui sont très rarement remis en cause. En cela, et a fortiori en tant que femme artiste, elle prend des risques importants, mais en toute subtilité. Elle positionne donc son travail dans la prise de risque, ce qui rentre en parfaite cohérence avec ses débuts artistiques avec la performance. Elle a remplacé la prise de risque physique ponctuelle avec des prises de position et des questionnements qui ne laissent aucun choix au spectateur que celui d’être ébranlé pour longtemps dans ses fondements de pensée et d’identité.
Cage à deux (2002), est une installation qui montre une cage en acier de grande dimension où est disposé un grand lit pour deux personnes.Elle montre là la vie de couple et la cellule familiale, au sens propre, comme une cellule de prison non dénuée de confort, mais hermétiquement fermée.
Webbed 1 (2002), est lit de métal avec un sommier de métal en forme de toile d’araignée. Dans cette œuvre, le lit est montré comme un piège pour la personne qui souhaiterai s’y reposer.
First Step (1996), est une installation faite d’un berceau en bois, dont le fond est une grille d’acier très coupant.Dans cette pièce, Mona Hatoum exprime de façon très littérale la violence psychologique qu’une mère peut exercer sur son enfant dans sa volonté de prendre soin de lui. Il s’agit là d’un nourrisson, être absolument passif et dépendant des soins de ses parents. Il est aussi pleinement soumis à la volonté d’une protection excessive. Dans le titre, on comprend aussi qu’il s’agit là d’un apprentissage, comme si la contrainte et le danger était un acquis qui était transmis « au berceau », par la famille même.
Untitled (1992), montre deux chaises en grille d’acier, l’une grande, l’autre, identique, mais de petite taille, les deux se faisant face. Elles sont immobiles, et ne semblent pas être en mesure de bouger ou d’évoluer, si ce n’est par la taille (on imagine que la petite chaise peut devenir aussi grande que l’autre, ou vice-versa). Les deux chaises représenteraient la mère (ou le père) et l’enfant, chacun à sa place, l’un(e) face à l’autre, chacun (e) dans sa position, dans un dialogue invisible.
Incommunicado (1993), est un berceau en acier, dont le fond est, comme dans l’œuvre First Step, en acier coupant.Pour ce berceau là, Mona Hatoum pousse la logique encore plus loin en employant un matériau non traditionnel pour un lit d’enfant, c’est à dire un matériau froid qui s’apparente aux barreaux d’une prison.
Pin Carpet (1995), est un lit d’aiguilles en acier qui ressemble à s’y méprendre à un paillasson comme on en trouve à l’entrée des maisons. Les aiguilles les plus enfoncées tracent un « welcome » ambigu. Le visiteur ou le spectateur est donc le bienvenu pour se piquer à ce tapis de fakir, étant obligé de se blesser pour pouvoir entrer dans cet espace imaginaire dont cette œuvre prétend être l’entrée.
Then and Us (1984). Dans cette performance, Mona Hatoum se tient à distance du public derrière un grillage en fer, notamment au moment où elle met le feu à des objets. Le titre exprime parfaitement la distance qui sépare ces « eux » de « nous », ces étrangers que l’on devrait garder en cage, pour rester en sécurité. Cette barrière est rendue concrète, et on ne sait plus vraiment qui reste enfermé, de quel côté s’effectue l’exclusion.
Dans tous les cas, lorsque Mona Hatoum utilise les casiers, les cages, ou les grilles de m étal, il s’agit toujours de mise à distance, de froideur, voire de répulsion. Il existe toujours une contrainte pour le corps à entrer en contact avec ces matériaux. Ils produisent tous de la douleur et sont porteurs d’un fort danger potentiel si le corps vient à les toucher. Il s’agit toujours de ce qui coupe, ce qui blesse, ce qui tue, ce qui piège.
On pourrait dire qu’à travers ce vocabulaire plastique, narratif et symbolique de la cage et de la grille, Mona Hatoum construit des « anti-corps », dans la mesure où elle invente et met en scènes de objets qui s’opposent radicalement à la chair pour représenter ou projeter le corps.Là où la chair est fragile, souple et destructible, elle oppose des objets extrêmement solides, presque immortels.
Dans son appréhension de ces œuvres, le spectateur projette son propre corps au contact de ces « anti-corps » pour ressentir une véritable urgence à s’en tenir à l’écart.Comme avec la toile d’araignée, elle piège le regard du spectateur pour ensuite le rejeter dans ses peurs et ses doutes. Elle piège sa pensée dans ses filets de sens.
L’ombre sur les murs comme synthèse de l’ampoule et des casiers
Grâce à l’ampoule électrique qui effectue son mouvement vertical, l’ombre permet aux casiers immobiles de se mouvoir et de se transformer, par leur ombre projetée, sur le mur. L’ombre ici en dit plus que la réalité, car elle transforme la réalité en l’exagérant et en la rendant mobile. L’ombre est un trompe-l’œil, elle trompe la perception de la réalité comme l’explique l’image de la caverne que Platon décrit dans La République (livre VII) :
« Imagine des hommes dans une demeure souterraine... » Chacun est potentiellement dans une position impliquant des habitudes de vie, des croyances, des convictions, des certitudes, des façons de penser, de se représenter le monde, de concevoir ce qui est vrai et faux, combinant aprioris et préjugés, déductions hâtives.
La situation est celle d'humains enchaînés de sorte qu'ils ne « peuvent voir que devant eux ». Une lumière leur vient de derrière eux, d'un feu allumé sur une hauteur. La demeure possède une ouverture par laquelle passe cette lumière. Nous pouvons nous représenter maintenant cette situation avec des personnes immobilisées dans une salle de cinéma. Une lumière projette les ombres des prisonniers sur l'écran. Ces humains sont là depuis leur enfance. Des animations sont faites entre les prisonniers et la lumière. Les ombres de ces animations - des personnages portant toute sorte de choses et produisant ou non des sons, sont de ce fait projetées sur le même écran... (les parois de la caverne, répercutant aussi les échos). Ainsi, le philosophe a pour but de nous faire imaginer une situation où nous serions enchaînés culturellement : la réalité est telle que nous avons l'habitude de la percevoir.
« Considère maintenant (...) qu'on détache l'un de ces prisonniers, qu'on le force à se dresser... ». Ici, le philosophe en appelle à l'identification de chacun qui peut être confronté à un changement soudain, qu'il s'agisse d'une situation nouvelle pénible, d'une idée remettant en cause les idées reçues. « Il souffrira et l'éblouissement l'empêchera de distinguer les objets dont tout à l'heure il voyait les ombres ». Le philosophe pointe là l'étape du déni qui est la première étape lors de la confrontation violente à l'inattendu : l'annonce d'une rupture, d'un licenciement, d'un rejet, d'une transformation radicale des habitudes devenues tellement évidentes qu'elles présentent un « confort », le confort d'être vécues comme la condition humaine normale. (source Wikipédia)
Nous allons voir au fur et à mesure de cette analyse combien cette allégorie de la caverne permet de lire l’œuvre de Mona Hatoum. Platon utilise l’ombre comme métaphore d’un rapport distancié et finalement faussé à la réalité, au monde extérieur à chacun. Elle trompe les êtres qui la prennent pour une source de connaissance. Il est bien question de préjugés, d’une méconnaissance acquise depuis l’enfance, par l’éducation et du confort engendré par l’habitude. Mais il est aussi question de changement radical, de prise de conscience.
Dans Light Sentence l’ombre sur les murs de la salle est un prolongement virtuel des casiers, et par extension, de la signification des casiers. Le sens apporté par l’ombre comme allégorie de la caverne de Platon est à mêler à celle des casiers, qui sont l’objet réel de la projection.
Cette ombre est une sorte d’exagération à taille humaine des cages pour animaux, les humains sont alors montrés comme de petits animaux dangereux à surveiller et à enfermer afin d’être contrôlés « pour leur bien ».Comme nous l’avons vu précédemment, les casiers se projettent sur les murs et contiennent l’ombre du spectateur qui s’introduit dans l’espace de l’installation pour y déambuler. Toutes les significations de contrainte, d’enfermement et de contrôle s’appliquent donc au spectateur par le biais de cette ombre qui donne aux cages une taille humaine et envahit tout l’espace et le transforme en un seul gigantesque casier.
Cette ombre est une « projection » au sens propre (optique) comme au sens figuré (mathématique). La projection au sens mathématique permet de passer d’un objet en trois dimensions à un objet en deux dimensions. La projection engendre donc la perte d’une dimension (celle de la profondeur), mais elle permet la récupération d’une autre troisième dimension par l’ajout du facteur temps.Cette projection de l’ombre sur le mur permet de créer une iIlusion de reconstruction d’un volume par le mouvement.
En fait, cette ombre seule permet de reconstruire la totalité de l’installation.Grâce au facteur temporel du mouvement de l’ampoule, qui permet la récupération d’une troisième dimension et donne l’illusion de la profondeur, on peut effectuer un chemin de lecture inverse et reconstruire la réalité physique du dispositif. Pour faire cette lecture inversée, dont le point de départ serait l’ombre et non pas l’ampoule, il faudrait faire confiance à ce que l’on voit, et non plus à ce que l’on peut physiquement expérimenter. Comme dans le mythe de la caverne, il faudrait se fier à une représentation du monde, une illusion du monde, plutôt qu’à la confrontation avec sa réalité.
Ce jeu d’optique, ce trompe-l’œil (ou trompe-la-raison) de la perception visuelle est un piège à fonctionnement lent, qui s’ouvre et se referme lentement sur le spectateur qui se trouve enfermé dans un espace carcéral envahissant l’espace et les corps.
Mona Hatoum nous pousse à nous interroger sur notre relative liberté. On voit les casiers vides, prévus pour des êtres ou des objets très différents de nous (par la taille, par le statut d’animal par rapport à un humain supérieur car pensant, par le statut d’être libre par rapport à celui d’individu enfermé…). Le mouvement de la lumière, grâce à un procédé simple, retourne la situation et dérange les statuts. Tel est pris qui croyait être sauf. Le spectateur regarde les casiers avec de la pitié et de la distance : Il les regarde , tourne autour, il n’est pas contraint dans ses mouvements, à part celui de la déambulation circulaire. Il n’a pas conscience d’être contraint. Le piège va se refermer sur lui, celui de la pensée perturbée par l’œuvre.
Cela ne le concerne pas, il est un être doué de raison, un être libre. La mécanique artistique se met en branle lorsque l’on se rend compte, en tant que spectateur et récepteur de l’œuvre, que l’on est soi-même enfermé dans l’ombre de cette installation. A travers la projection tangible de l’ombre des casiers sur les murs, l’artiste nous projette mentalement, imaginairement, dans les casiers que nous jugeons indignes d’êtres humains.
Mona Hatoum nous questionne et nous fait nous interroger sur notre liberté et sur celles d’autres être humains, ceux ou celles que nous voyons comme « différents ». Le regard occidental sur la misère qu’il perçoit de lointains pays s’apparente à ce regard de pitié et de froide distance qu’il peut poser sur un animal en cage. L’autre est perçu comme lointain, fondamentalement différent : ses misères deviennent non pas logiques, mais explicables et finalement acceptables dans une certaine mesure, par cette différence, cette distance géographique, culturelle, sexuelle, religieuse, politique… Le regard occidental est celui de l’ignorant qui pense être « du bon côté » des grilles, alors qu’il est lui-même enfermé et limité par des cages moins visibles mais beaucoup plus grandes (la surveillance permanente, sa propre auto-surveillance, les carcans imposés par sa quête obsessionnelle du confort et le rejet de toute souffrance).
Il s’agit du regard et de la pensée que l’on génère sur l ‘autre, sur l’autre comme ayant un statut différent (l’animal, l’étranger, l’autre individu, le sexe opposé). L’autre est celui que l’on considère comme ayant une intériorité ou une physicalité différente. C’est ici celui qui a une possibilité de choix et de liberté différente. On se définit sans cesse par rapport à l’autre.C’est dans cette confrontation du regard (et non pas de la connaissance, de l’altérité ou de la similarité) que l’on peut questionner sa propre identité, sa propre liberté. Ici, Mona Hatoum ne laisse pas le choix : elle place le spectateur dans sa propre illusion et dans son propre enfermement.
Enfermement physique (le corps est virtuellement projeté dans la cage) et mental (on peut persister à penser n’être pas enfermé, seuls ces êtres potentiellement adaptés à la cage pouvant l’être, l’enfermement ne concerne que cet autre différent de moi, persister à voir en l’autre un être différent de moi). Elle nous pousse à prendre conscience de cet enfermement pour nous inviter à en sortir, tout comme elle nous pousse à fuir l’installation en jouant sur l’angoisse et l’inconfort.
Tout comme les portes des cages sont entrouvertes, l’ombre ne monte jamais jusqu’en haut, ni ne disparaît jamais tout à fait. Enfermés dans cette ombre mobile, on reste aussi dans l’illusion que l’on peut en sortir en restant sur place, qu’elle va finir par disparaître complètement. Mona Hatoum nous oblige à constater notre propre passivité face à la liberté. Elle n’est ici jamais offerte mais doit se conquérir : il faudrait pousser complètement la porte de la cage, dans un sens ou dans un autre. L’individu inconsciemment enfermé reste dans cette ambiguité : il ne sait pas qu’il est privé de liberté, mais si il finit par s’en rendre compte, il se doit de faire un choix actif et volontaire.
Mona Hatoum induit l’idée qu’il existe un risque mortifère à rester enfermer dans cette illusion et dans ces enfermements mentaux, comme un enfant qui ne pourrait pas évoluer en restant dans le chaud giron de sa mère. Cet enfermement est indolore mais dangereux pour l’esprit.La souffrance à ne pas se libérer de ses carcans mentaux s’apparente ici aux mêmes souffrances, frustrations et dépérissement engendrés par l’enfermement physique.
Face à cette privation de liberté, on devrait réagir avec le même sentiment d’injustice et de compassion que face à un prisonnier inconscient et innocent, et se libérer au plus vite.
L’espace d’exposition
En conclusion à cette analyse, nous allons nous intéresser à la salle où est exposée l’œuvre Light Sentence.Cette salle d’exposition change à chaque présentation, c’est un contenant comme un corps, une enveloppe corporelle. Cette œuvre envahit et anime le lieu où on la présente, comme un esprit animerait un corps sans vie et sans mouvement.
Il existe une réelle ambiguité dans l’identité de cet espace : s’agit il d’un espace d’exposition ou cette salle fait-elle partie intégrante de l’œuvre ? Puisque l’œuvre est mobile, au sens où elle se transforme et évolue selon l’endroit où elle est installée, l’espace qui l’accueille ne fait pas partie d’elle. L’espace qui l’accueille devient donc une part d’elle dans le temps de la durée limitée de son exposition. Il prend sens et s’actualise lors de son exposition et de sa perception par le spectateur.
Tout est centré sur le moment de la perception de l’œuvre, car elle n’est pas complète en dehors de la perception du spectateur qui la voit, l’expérimente et se laisse envahir par le flux de références et de sens qu’elle génère.
C’est bien une installation, et non pas une sculpture, un objet fini que l’on pourrait déplacer dans n’importe quel endroit sans que sa forme en soit modifiée. C’est un objet en perpétuel dialogue avec l’espace et avec le corps et la perception du spectateur qui l’expérimente visuellement et physiquement.
Cette actualisation de l’œuvre par l’espace et la perception immédiate du spectateur (l’ici et le maintenant) peut être mise en relation avec le passé performatif de l’artiste. Mona Hatoum ayant en effet construit son rapport au spectateur dans une confrontation directe et immédiate, elle fait de même avec ses installations. D’une certaine façon, tout comme d’autres artistes issus de la performance qui sont passé à la production d’objets, elle fait agir les objets à sa place. Ce sont eux qui « agissent », qui racontent une histoire, et qui parfois prennent des risques.
Il s’agit d’installations, dans la mesure où le corps de l’artiste est absent, mais il s’agit aussi d’un art « performatif » au sens où sa compréhension, son actualisation se fait visuellement et surtout corporellement, par le corps du spectateur qui devient acteur de l’œuvre.Comme dans la performance, le spectateur est pris à parti, ne serait-ce que par sa présence en tant que public qui se projette dans la situation scénique qu’il a en face de lui. Il se projette et ressens les émotions et les sensations que les artistes provoquent en lui. Dans ce statu de « public » distant, il est passif mais ressentant.
C’est dans son appréhension émotionnelle et intellectuelle de l’œuvre que le spectateur et expérimentateur de l’œuvre est le plus actif. Sa perception et sa mise en sens de l’installation est ce qui fait art. le rôle de Mona Hatoum est bien de mettre en « scène », de mettre en espace à la disposition des spectateurs, un dispositif qui permette cette perception physique et cette plongée dans la signification. C’est à la fois une mise en scène, un objet plastique, un espace à expérimenter et une œuvre conceptuelle.
Face aux œuvres de Mona Hatoum le spectateur n’a pas d’autre choix que celui de l’expérimentation qui déclenche le piège mental dans lequel il se plonge pour mieux se remettre en question.C’est là que réside tout l’intérêt d’un art qui n’appartient ni complètement au territoire traditionnel de l’objet-œuvre, ni pleinement à celui des arts performatifs : le spectateur peut endosser tous les rôles, gardant sa complète liberté de réponse et d’investissement face à l’œuvre, passant souvent de l’un à l’autre. Il peut aussi entrer directement en contact avec un ou une artiste qui, ayant pour habitude de se mettre physiquement en danger, va insuffler cette puissance et cette prise de risque à son œuvre et le pousser à faire de même. Par l’esprit et la remise en question de ses acquis, de son rapport à ce qu’il a construit comme étant sa réalité.
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